Texte tiré de Queer Ultra Violence sur infokiosques / zines sur anarchy & euphoria : print | read
Par le gang Mary Nardini
I
CertainEs liront « queer » comme synonyme de « gay et lesbienne » ou « LGBT ». Cette lecture est inadéquate. Alors que celleux qui s’intègrent le mieux dans les constructions de « L », « G », « B » ou « T » pourraient tomber dans les limites discursives du queer, le queer n’est pas une zone d’occupation stable. Le queer n’est pas simplement une autre identité qui peut être punaisée sur une liste de catégories sociales nettes, ni la somme quantitative de nos identités. Il s’agit plutôt de la position qualitative de l’opposition aux présentations de la stabilité – une identité qui problématise les limites maîtrisables de l’identité. Le queer est un territoire en tension, défini en opposition au récit dominant du patriarcat blanc-hétéro-monogame, mais aussi en affinité avec touTEs cELLeux qui sont marginaliséEs, exotiséEs et oppriméEs. Le queer, c’est ce qui est anormal, étrange, dangereux. Le queer implique notre sexualité et notre genre, mais il va bien au-delà. Il incarne notre désir et nos fantasmes, et bien plus encore. Le queer est la cohésion de tout ce qui est en conflit avec le monde hétérosexuel capitaliste. Le queer est un rejet total du régime de la Normalité.
II
En tant que queers nous comprenons la Normalité. La Norme, c’est la tyrannie de notre condition ; reproduite au sein de toutes nos rela- tions. La normalité est violemment réitérée à chaque instant, chaque jour. Nous comprenons la Normalité en tant que Totalité. La Totalité étant l’interconnexion et l’imbrication de toute oppression et misère. La Totalité, c’est l’État. C’est le capitalisme. C’est la civilisation et l’empire. La totalité, c’est la crucifixion sur le poteau d’une clôture [1]. C’est le viol et l’assassinat aux mains de la police. C’est l’injonction au « passing hétéro » et le rejet des « grosses » et des « Fems ». C’est Queer Eye for the Straight Guy [2]. Ce sont les brutales leçons infligées à cELLeux qui ne peuvent pas atteindre la Norme. Ce sont toutes nos formes d’auto-censure, c’est la haine apprise et intégrée de nos corps. Nous ne comprenons que trop bien la Normalité.
Quand nous parlons de guerre sociale, nous le faisons parce qu’une pure analyse de classe ne nous suffit pas. Une vision marxiste du monde économique fait-elle sens pour un survivant de bashing [3] ? Pour unE travailleurEUSE du sexe ? Pour unE adolescentE sans-abri, en fugue ? Comment une analyse de classe, comme seul paradigme révolutionnaire, peut-elle promettre la libération à cELLeux d’entre nous qui avons entrepris le voyage au-delà des genres et des sexualités qui nous ont été assignés ? Le prolétariat en tant que sujet révolutionnaire marginalise touTEs cELLeux dont les vies ne rentrent pas dans le modèle du travailleur hétérosexuel.
Lénine et Marx n’ont jamais baisé comme nous.
Il nous faut quelque chose d’un peu plus profond – prêt à montrer les crocs et déchiqueter toutes les subtilités de notre misère. Autrement dit, nous voulons réduire en cendres la domination sous toutes ses formes diverses, variées et entrecroisées.
Cette lutte intrinsèque à toute relation sociale : voilà ce que nous nommons guerre sociale.
C’est à la fois le processus et la condition d’un conflit avec cette totalité. C’est à la fois le processus et la condition d’un conflit avec cette totalité, contre cette totalité – contre la normalité. Par « queer », nous comprenons « guerre sociale ». Et quand on parle de queer en tant que conflit contre toute domination, on le dit sérieusement.
III
Voyez-vous, nous avons toujours été l’autre, l’étranger, le criminel. L’histoire des queers dans cette civilisation a toujours été le récit de la déviantE sexuelLE, de l’inférieurE psychopathe congénitalE, le/a traître, le/a monstre, l’imbécile amoralE. Nous avons été excluEs, reléguéEs à la frontière du travail, des liens familiaux. Nous avons été recluEs dans des camps de concentration, contraintEs à l’esclavage sexuel, emprisonnéEs.
Les personnes normales, straight [4], la famille américaine, se sont toujours construites en opposition aux queers. Qui est straight n’est pas queer. Qui est blanc n’est pas racisé. Qui est en bonne santé n’a pas le VIH. Qui est homme n’est pas femme. Les discours de l’hétérosexualité, de la blancheur et du capitalisme se reproduisent en modèle de pouvoir. Pour le reste d’entre nous, c’est la mort.
Dans son œuvre, Jean Genet affirme que la vie d’un queer est celle de l’exil – que ce monde dans son intégralité est conçu pour nous marginaliser et nous exploiter. Il pose le queer comme criminel. Il glorifie l’homosexualité et la criminalité comme les plus belles et délicieuses formes de conflit avec le monde bourgeois. Il décrit les mondes secrets de la rébellion et de la joie incarnées par les criminels et les queers.
Selon Genet, « Exclu par ma naissance et par mes goûts d’un ordre social qui me refusait je n’en distinguais pas la diversité. (…) Rien au monde n’était insolite : les étoiles sur la manche d’un général, les cours de la Bourse, la cueillette des olives, le style judiciaire, le marché du grain, les parterres de fleurs… Rien. Cet ordre redoutable, redouté, dont tous les détails étaient en connexion exacte avait un sens : mon exil. »
VI
On défonce une tapette parce que sa présentation de genre est beaucoup trop fem [5]. Un homme trans précaire n’a pas les moyens de se payer ses hormones salvatrices. UnE travailleurEUSE du sexe est assassinéE par son client. Une personne genderqueer [6] est violée parce qu’ielle [7] avait juste besoin d’une « bonne baise » pour être remisE dans le « chemin straight » [8]. Quatre lesbiennes noires sont envoyées en prison pour avoir osé se défendre contre un mec hétéro agresseur [9]. Les flics nous agressent dans la rue et les compagnies pharmaceutiques détruisent nos corps car nous n’avons pas un centime à leur donner.
Nous, queers, éprouvons, directement dans nos corps, la violence et la domination de ce monde. Classe, race, genre, sexualité, validité ; tandis que souvent, ces catégories d’oppression interdépendantes et imbriquées se perdent dans l’abstraction, chez les queers chacune d’elle doit être comprise physiquement. Nos corps et nos désirs nous ont été dérobés, mutilés et revendus sous la forme d’un modèle de vie que nous ne pourrons jamais incarner.
Foucault dit que par « pouvoir, il faut comprendre d’abord la multiplicité des rapports de force qui sont immanents au domaine où ils s’exercent, et sont constitutifs de leur organisation ; le jeu qui par voie de luttes et d’affrontements incessants les transforme, les renforce, les inverse ; les appuis que ces rapports de force trouvent les uns dans les autres, de manière à former chaîne ou système, ou, au contraire, les décalages, les contradictions qui les isolent les uns des autres ; les stratégies enfin dans lesquelles ils prennent effet, et dont le dessin général ou la cristallisation institutionnelle prennent corps dans les appareils étatiques, dans la formulation de la loi, dans les hégémonies sociales.
Nous faisons l’expérience de la complexité de la domination et du contrôle social amplifié par l’hétérosexualité. Lorsque la police nous tue, nous voulons sa mort, à son tour. Lorsque les prisons entravent nos corps et nous violent car nos genres se résistent à être contenus de la sorte, nous voulons bien sûr les brûler, jusqu’à la dernière. Quand les frontières sont érigées pour construire une identité nationale qui exclut les personnes racisées et les queers, nous ne voyons qu’une solution : réduire en cendres toutes les nations, toutes les frontières.
VII
La perspective des queers au sein du monde hétéronormatif est un prisme à travers lequel nous pouvons critiquer et attaquer l’appareil du capitalisme. Nous pouvons analyser les façons dont la médecine, le système pénitentiaire, l’Eglise, l’Etat, le mariage, les médias, les frontières, l’armée et la police sont utilisés pour nous contrôler et nous détruire. Mais surtout, nous pouvons utiliser ces cas pour articuler une critique cohérente de toutes les modalités de notre aliénation et domination.
Le queer est une position de départ pour attaquer la norme – et même une position de départ pour comprendre et attaquer les modes de reproduction et de réitération de la norme. En déstabilisant et problématisant la normalité, nous pouvons déstabiliser et mettre à mal la Totalité.
L’histoire des queers organiséEs a été portée par cette position. Les personnes les plus marginaliséEs – les personnes trans, les personnes racisées, les travailleurEUSEs du sexe – ont toujours été les catalyseurs des émeutes explosives de la résistance queer. Ces explosions ont été associées à une analyse radicale affirmant sans concession que la libération des personnes queers est intrinsèquement liée à l’anéantissement du capitalisme et de l’État. Il n’est donc pas étonnant que les premières personnes à se prononcer publiquement sur la libération sexuelle dans ce pays étaient anarchistes, ou que cELLeux qui ont lutté au siècle dernier pour la libération queer ont lutté simultanément contre le capitalisme, le racisme, le patriarcat, et l’empire. C’est notre histoire.
VIII
Si l’histoire prouve quelque chose, c’est que le capitalisme a la fâcheuse tendance à récupérer et à pacifier les mouvements sociaux radicaux. Cela fonctionne en fait assez simplement. Un groupe gagne des privilèges et du pouvoir au sein d’un mouvement, et peu de temps après trahit ses camarades. Quelques années après Stonewall [10], les hommes blancs, gays, bourgeois avaient complètement marginalisé touTEs cELLeux qui avaient rendu leur mouvement possible, et abandonné leur révolution avec eLLeux.
Elle est bien loin l’époque où être queer signifiait le conflit direct avec les forces de contrôle et de domination. A présent, tout n’est que stagnation et stérilité absolue. Comme toujours, le Capital a récupéré les queens des rues jetteuses de pierres pour les changer en politicienNEs et activistes propretTEs. Aussi bien qu’on trouve des log-cabin republicans [11], on utilise « stonewall » pour qualifier des démocrates gay. Il y a des boissons énergétiques gay et une chaîne de télévision « queer » qui livre une guerre sans merci contre les esprits, les corps, et l’estime de soi de la jeunesse influençable. L’establishment politique « LGBT » est devenu une force d’intégration, de gentrification, de capital, et de pouvoir d’Etat. L’identité gay est devenue à la fois un produit commercialisable et un dispositif de retrait de la lutte contre la domination.
À présent, ils ne critiquent pas le mariage, l’armée, ou l’Etat. Au contraire, des campagnes sont menées en faveur de l’intégration des queers en leur sein. Leur politique consiste à défendre ces si néfastes institutions, plutôt qu’à chercher à les anéantir. « Les gays peuvent tuer des pauvres dans le monde aussi bien que les hétéros ! » « Les gays peuvent tenir les rênes de l’État et du capital aussi bien que les hétéros ! » « Nous sommes comme vous ».
Les intégrationnistes ne veulent rien de moins que construire l’homosexuel comme un être normal – blanc, monogame, riche, avec 2,5 enfants, un 4×4 et un pavillon de banlieue. Cette construction, bien sûr, reproduit la stabilité de l’hétérosexualité, la blancheur, le patriarcat, la binarité de genre, et le capitalisme lui-même.
Si nous voulons vraiment pulvériser cette totalité, nous devons créer la rupture. Nous ne devons pas être intégréEs dans les institutions du mariage, de l’armée, ou de l’Etat. Nous devons y mettre fin. Finis les politicienNEs gays, les PDG gays, et les flics gays. Nous devons rapidement et immédiatement creuser un large fossé entre la poli- tique d’intégration et la lutte pour la libération.
Nous devons redécouvrir notre héritage, celui des émeutes, en tant qu’anarchistes queers. Nous devons détruire les constructions de la normalité, et les remplacer par une position basée sur notre aliénation de cette normalité, capable de la démanteler. Nous devons utiliser ces positions pour fomenter la rupture, non seulement par rapport au courant intégrationniste dominant, mais aussi par rapport au capitalisme lui-même. Ces positions peuvent devenir les outils d’une force sociale prête à créer une rupture complète avec ce monde.
Nos corps sont nés en conflit avec cet ordre social. Nous devons approfondir ce conflit et le propager.
IX
Susan Stryker écrit que « l’État agit pour réguler les corps, à petite et à grande échelle, en les empêtrant dans des normes et des attentes qui déterminent quels types de vie sont considérés viables ou utiles et en fermant l’espace de possibilité et de transformation imaginative où la vie des gens commence à dépasser et à échapper à l’utilisation que l’Etat veut en faire. »
Nous devons créer un espace où le désir peut s’épanouir librement. Cet espace, bien sûr, exige un conflit avec cet ordre social. Désirer, dans un monde structuré de façon à confiner le désir, est une tension que nous vivons quotidiennement. Nous devons comprendre cette tension afin d’acquérir de la puissance à travers elle – nous devons la comprendre pour qu’elle puisse déchirer notre isolement.
Cet espace, né de la rupture, doit défier l’oppression dans son intégralité. Cela va bien sûr de pair avec la négation totale de ce monde. Nous devons devenir des corps en révolte. Nous devons nous plonger à corps perdu dans l’exercice du pouvoir. Nous pouvons apprendre la force de nos corps dans la lutte pour conquérir l’espace de nos désirs. C’est par le désir que nous acquerrons le pouvoir de détruire non seulement ce qui nous détruit, mais aussi ceLLeux qui aspirent à nous transformer en une imitation gay de ce qui nous détruit. Nous devons être en conflit avec les régimes de la normalité. Cela signifie être en guerre contre tout.
Si nous voulons un monde sans contrainte, nous devons réduire ce monde en poussière. Nous devons vivre au-delà de toute mesure, au-delà de l’amour et du désir, des manières les plus dévastatrices qu’il soit. Nous devons arriver à comprendre le sentiment de la guerre sociale. Nous pouvons apprendre à être une menace, nous pouvons devenir la plus queer des insurrections.
X
Pour être tout-à-fait clair :
Nous avons ressenti un tel désespoir de ne jamais pouvoir atteindre le niveau culturel et vestimentaire des cinq gays de Queer Eye for the Straight Guy. Brokeback Mountain nous a laissé indifférentEs. Nous avons beaucoup trop longtemps baissé la tête dans les couloirs. Le mariage ou l’armée, on n’en a rien à branler. Mais, oh oui, nous avons fait du sexe, super chaud, partout, dans toutes les positions, surtout celles qui nous étaient interdites, et c’est clair, il ne vaut mieux pas que les autres garçons de l’école l’apprennent. Et puis quand j’avais seize ans une petite brute de l’école m’a poussé et m’a traité de PD. Je lui ai mis mon poing dans la gueule. Le contact de mon poing avec son visage était bien plus sexy et libérateur que tout ce que MTV a jamais offert à notre génération. Le liquide pré-éjaculatoire du désir aux lèvres, dès lors, j’ai su que j’étais anarchiste.
En bref, ce monde n’a jamais été suffisant pour nous. Nous lui disons, « nous voulons tout, connard, essaie donc de nous arrêter ! »
L’OBSCENITE, C’EST NOTRE POLITIQUE !
L’OBSCENITE, C’EST NOTRE VIE !