Repris de Contre Capital, traduit en 2016.
Recalibrer l’anarchisme dans un pays colonisé
« Pour être honnête, j’en suis encore à essayer de me débarrasser de mes habitudes nationalistes », dit Ahmad Nimer en plaisantant tandis que nous bavardons dans un bar de Ramallah. Le sujet de notre conversation est à peu près celui-ci : comment peut-on vivre comme anarchiste en Palestine ?
« Dans un pays colonisé, il est assez difficile de convaincre les gens avec des solutions non-autoritaires et non-étatiques. On rencontre une forte mentalité – souvent étroitement nationaliste – anticoloniale », déplore Nimer. En fait, les anarchistes en Palestine ont actuellement un problème de visibilité. En dépit de l’importance de l’activisme anarchiste en Israël et au niveau international, il ne semble pas exister une prise de conscience semblable en faveur de l’anarchisme parmi les nombreux activistes palestiniens.
« Le débat actuel sur les thèmes anarchistes se concentre surtout sur la question du pouvoir : refuser l’exercice du ‟pouvoir sur” et être en faveur du ‟pouvoir avec”. Quand on parle de l’anarchisme en tant que conception politique, celle-ci est définie par le rejet de l’État », explique Saed Abu-Hijleh, professeur de géographie humaine à l’Université Al -Najah à Naplouse. « On parle de liberté et d’une société qui s’organise sans l’interférence de l’État. » Mais comment un peuple sans État peut-il adhérer à l’anarchisme, lequel implique une opposition à toute forme d’État comme condition de son autoréalisation ?
En Palestine, historiquement, des éléments dans la lutte populaire ont été auto-organisés, même s’ils ne sont pas explicitement identifiés à l’anarchisme en tant que tel. « Les gens ont déjà organisé leur vie horizontalement ou d’une manière non-hiérarchique », explique Beesan Ramadan, une autre anarchiste de Palestine, qui définit l’anarchisme comme une ‟tactique”, mais s’interroge sur la nécessité de s’étiqueter. Elle poursuit : « il est déjà là, dans ma culture et dans la façon dont l’activisme palestinien opère. Pendant la Première Intifada, par exemple, quand une maison était démolie, les gens s’organisaient presque spontanément pour la reconstruire. Comme anarchiste palestinienne, j’ai hâte d’en revenir aux racines de la Première Intifada, qui n’est pas née d’une décision politique et qui s’est même déroulée contre la volonté de l’OLP. » Yasser Arafat a déclaré l’indépendance en novembre 1988, après le début de la Première Intifada en décembre 1987, et ajoute Ramadan, « pour détourner les efforts réalisés par la Première Intifada. »
La question palestinienne s’est compliquée encore plus au cours des dernières décennies. Le contexte de la Première Intifada, établie sur une large base d’auto-organisation horizontale, a été supplanté en 1993 avec la signature des accords d’Oslo et la création verticale, d’en haut, de l’Autorité palestinienne (AP). « Maintenant, ici, en Palestine, dit Ramadan, nous n’avons pas la même signification de l’autorité que d’autres peuples doivent défier… Nous avons l’AP et l’occupation, et nos priorités sont continuellement mélangées. L’Autorité palestinienne et les Israéliens [sont au] même niveau parce que l’AP est un instrument entre les mains des Israéliens pour opprimer les Palestiniens. » Nimer partage également ce point de vue, en faisant valoir que s’est répandue beaucoup plus largement l’idée que l’AP est une sorte d’« occupation par procuration. »
« Être anarchiste ne signifie pas hisser le drapeau rouge et noir, ni faire un ‟black bloc” », précise Ramadan en faisant référence à la tactique de protestation anarchiste dans laquelle les manifestants s’habillent entièrement de noir et se couvrent le visage. « Je ne veux imiter aucun groupe occidental dans la façon de ‟faire” l’anarchisme… ici cela ne fonctionnerait pas parce que nous devons créer une conscience populaire complète. Les gens ne comprennent pas ce concept. » Pourtant, Ramadan pense que la faible visibilité des anarchistes palestiniens, et plus largement la sensibilisation limitée de l’anarchisme en Palestine, ne signifie pas nécessairement qu’ils sont peu nombreux. « Je pense qu’il y a un certain nombre d’anarchistes en Palestine », fait-elle remarquer tout en admettant ensuite que « c’est surtout, pour l’instant, des idées individuelles [bien que] chaque militant soit actif dans sa manière propre de faire ».
Cette absence d’un mouvement anarchiste unifié en Palestine pourrait résulter du fait que les anarchistes occidentaux n’ont jamais porté une attention sérieuse et approfondie sur le colonialisme. « [Les auteurs occidentaux] n’ont pas eu à le faire » soutient Budour Hassan, activiste et étudiante en droit. « Là-bas, leur combat est différent. » ajoute Nimer « Pour les anarchistes aux États-Unis, la décolonisation peut être une partie de la lutte antiautoritaire ; pour moi, c’est tout simplement ce qui doit arriver. »
Surtout, Hassan étend sa propre compréhension de l’anarchisme au-delà de la simple lutte contre l’État ou de l’autoritarisme colonial. Elle cite le romancier palestinien et nationaliste arabe Ghassaan Kanafani, soulignant le fait que non seulement celui-ci s’est affronté à l’occupation, « mais aussi aux relations patriarcales et la classe bourgeoise. C’est pourquoi je pense que nous, Arabes – anarchistes en Palestine, en Egypte, en Syrie, au Bahreïn – nous avons besoin de commencer une reformulation de l’anarchisme d’une manière telle qu’il reflète nos expériences du colonialisme, nos expériences en tant que femmes dans une société patriarcale, et ainsi de suite… »
« Le fait de faire partie de l’opposition politique ne va pas vous sauver », prévient Ramadan, en ajoutant que pour de nombreuses femmes, « si nous nous opposons à l’occupation, nous devons nous opposer à la famille. » En fait, dit Ramadam, la représentation très importante des femmes lors des manifestations cache le fait qu’en réalité, beaucoup d’entre elles doivent se battre pour pouvoir simplement être là. De même, assister à des réunions le soir exige des jeunes femmes de surmonter les barrières sociales que ne rencontrent pas leurs homologues masculins.
« En tant que Palestiniens, nous devons établir des liens avec d’autres anarchistes arabes », explique Ramadan influencée par la lecture de matériaux anarchistes en provenance d’Égypte et de de Syrie. « Nous avons tellement de choses en commun et, en raison de notre isolement, on finit par rencontrer des anarchistes internationaux qui parfois, aussi bonne que soit leur politique, restent coincés dans leurs préjugés et l’islamophobie ».
Dans un court article publié dans Jadaliyya intitulé “Anarchist, Liberal, and Authoritarian Enlightenments : Notes from the Arab Spring” [‟Eclairages anarchistes, libéraux et autoritaires : Notes sur le Printemps Arabe”], l’auteur Mohamed Bamyeh soutient que les récentes révoltes arabes reflètent « une rare combinaison de méthodes anarchistes et d’intentions libérales », soulignant que « le style révolutionnaire est anarchiste , en ce qu’il requiert peu d’organisation, de direction, ou au moins de coordination,[et] a tendance à se méfier des partis et des hiérarchies même après la victoire révolutionnaire. »
Pour Ramadan, le nationalisme représente aussi un problème important. « Les gens ont besoin de nationalisme dans les périodes de lutte », concède-t-elle, mais « cela devient parfois un obstacle… Tu sais ce que signifie le sens négatif du nationalisme ? Cela signifie que vous ne pensez qu’en tant que Palestiniens, que les Palestiniens sont les seuls qui souffrent dans le monde. » Nimer ajoute également : « On parle de soixante années d’occupation et de nettoyage ethnique, et soixante années de résistance à cela à travers le nationalisme. C’est trop long, c’est malsain. Les gens peuvent passer du nationalisme au fascisme, assez rapidement. »
Les foules rassemblées sur la place Tahrir au Caire, en décembre dernier [2012], ont donné de l’espoir aux anarchistes palestiniens. Alors que le président Mohamed Morsi consolidait ses pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire, des groupes anarchistes se sont joints aux manifestations. Ces Egyptiens se définissent actuellement eux-mêmes comme anarchistes et adoptent l’anarchisme comme tradition politique. Retour à Ramallah, Nimer réfléchit : « Je suis souvent pessimiste, mais vous ne pouvez pas négliger les Palestiniens. Nous pouvons exploser à tout moment. La Première Intifada a commencé par un banal accident de la circulation. »