Vers un transféminisme insurrectionnel

Texte tiré de Queer Ultra Violence sur infokiosques / zines sur anarchy & euphoriaprint | read

Par des trannies déloyales

Une note sur le genre. Cet essai traite des histoires matérielles et discursives de personnes que je nomme « femmes trans », et dont je donne une définition large : n’importe quelle personne n’ayant pas été assignée femme à la naissance mais expérimentant un corps féminin, vivant son genre d’une façon qui peut être considérée comme féminine, et/ou s’identifiant comme femme/partie du spectre femme-trans/transféministe. C’est avec un certaine hésitation et à reculons que j’utiliserai ce terme, étant donné qu’il efface clairement les complexités de mon expérience de genre, mais mon but est d’inclure largement touTEs celleux qui ont été assignéEs de façon coercitive à une catégorie de genre autre que Femme, tout en subissant une bonne partie de l’héritage d’une telle catégorie.

Les personnes trans restent des étrangerEs et des marginaux-ales au sein de la plupart des discours contemporains du féminisme insurrectionnel. Les essais à propos des personnes « à corps masculin » perpétuant les agressions sexuelles ou de « la socialisation des hommes et des femmes » laissent beaucoup à analyser quant aux façons dont les personnes trans ont historiquement fait le lien entre le fonctionnement des systèmes de genre et le développement du capitalisme en tant que système. C’est dans ce contexte que nous intervenons discursivement avec ce qu’on pourrait appeler le trans-féminisme insurrectionnel, une grille de lecture analysant distinctement les façons dont les corps trans font le lien entre l’héritage du capitalisme et les possibilités de vivre le communisme et de promouvoir l’anarchie. Il ne s’agit clairement pas d’un plaidoyer pour l’inclusion, ou d’une articulation des politiques identitaires, mais plutôt d’une articulation des raisons pour lesquelles nous pourrions nous investir dans l’insurrection et la communisation avec celleux qui partagent nos désirs, et peut-être un panel d’idées préliminaires sur les façons dont nos positionnalités pourraient être utilisées au sein de ces processus. Cependant, afin d’imaginer les possibilités de subversion, nous devons d’abord reconnaître les liens historiques entre le capitalisme et la formulation du sujet trans.

L’histoire de la relation entre le capitalisme et le sujet trans est controversée. Alors que, comme Leslie Feinberg, beaucoup de théoricienNEs ont cherché à constituer un récit universel et anhistorique des personnes trans au long de l’histoire et à travers le monde, il est pour nous impossible de ne pas prendre en compte les conditions économiques et sociales précises qui ont donné naissance à chaque occurrence spécifique de variance de genre. La non-conformité de genre n’est pas un phénomène stable ou cohérent qui apparaîtrait dans l’Histoire du fait de conjonctures identiques, il a plutôt une multiplicité de significations selon les contextes. Il serait sans doute utile d’analyser les façons dont le capitalisme a institué des systèmes binaires de genre comme moyens d’organiser le travail reproductif dans des contextes coloniaux avec des systèmes de genre variés, mais pour les fins de cet essai nous partirons de la notion de transexuelLE au début des années 1920 aux États-Unis, où les premiers récits de transsexualité ont commencé à apparaître. Ces récits sont intimement liés aux premières aventures capitalistes en matière d’opérations médicales expérimentales, qui ont vu naître les premières formes de chirurgie de réassignation de genre. Dans les années 1950, la transsexualité avait gagné l’attention publique aux Etats-Unis avec la chirurgie de réassignation de genre de Christine Jorgensen. Le récit de Jorgensen, tout comme d’autres récits juste vingt ans avant elle, devint un modèle pour le récit de l’identité transsexuelle : le sujet a l’impression qu’elle est dans le « mauvais corps », que la chirurgie lui a permis de se sentir entière et l’a soulagée du lourd sentiment de dysphorie de corps en faisant d’elle une vraie femme. C’est dans ce récit que les expériences de dysphorie de genre ont pris forme pour définir une position concrète de sujet « trans ».

Au même moment où le capital crée la possibilité pour les individus trans de modifier leurs corps de la façon dont ils l’entendent, il fait aussi proliférer des moyens de discipliner le corps trans avec les dispositifs biomédical et psychologique. Deux des dispositifs les plus notables en la matière sont les Normes de Soins, qui font des standards rigoureux de féminité et de passing des étapes nécessaires pour accéder aux technologies médicales de transition, et les « charm schools », qui ont accompagné de nombreuses cliniques spécialisées dans les « troubles de l’identité de genre », cherchant à resocialiser correctement les femmes trans en « dames de vertu », possédant bonnes manières, grâce, et toutes les ruses féminines de la « femme naturelle ». Les désirs du sujet trans sont facilement moulés à ce qui profite au capitalisme, que ce soit au travers d’innombrables séances d’épilation au laser, de chirurgies de réassignation de genre ou d’hormonothérapies. Ainsi, la subjectivité trans est liée aux conditions d’existence du capitalisme et aux techniques disciplinaires qui lui ont donné naissance. Toutefois, nous formulons ces mots avec précaution, puisque nous reconnaissons que les « radicaux-ales » et les « féministes » les ont également employés dans le but d’édifier les femmes trans en tant que créations capitalistes vaniteuses infiltrées et objets artificiels de féminité. Pourtant, le caractère construit du sujet trans et du corps trans n’est pas plus lié à l’histoire du capitalisme et de la domination que celui de la femme en tant que corps et identité, ou que celui des corps et identités racialisées.

Nous ne cherchons pas ici à sous-entendre que l’identité trans se base sur une forme particulière de modification corporelle ou sur un accès à la technologie médicale, mais plutôt que ces premiers récits d’expérience trans ainsi que les techniques disciplinaires élaborant de telles identités ont été fondamentales dans la construction de l’identité trans, que ce soit dans le sens large de la constitution d’une communauté politique trans sur la base du partage d’un sentiment de dysphorie, ou dans l’émergence de la subjectivité politisée genderqueer, devenue la plus grande réjouissance du postmodernisme. C’est alors que le transféminisme a émergé en tant que théorie dédiée à la formulation du sujet parlant trans. Cependant, le capitalisme possède une possibilité sans cesse croissante d’incorporation d’une quantité infinie de subjectivités genrées pouvant créer de la valeur aux yeux du capital. C’est dans cette mesure que la théorie trans fait face aux mêmes limites que la théorie féministe, qui a produit une forme féminisée de capital qui n’est pas moins brutale dans la forme qu’elle prend. La tâche est alors de créer une théorie insurrectionnelle basée sur la non-fonctionnalité du corps trans en ce qui concerne la création de valeur, qui nécessite son identification en tant que trans, que femme, qu’être humain. En tant que personnes trans, nous avons le sentiment que la corporalité a fait pression sur nous pour nous rendre intelligibles, pour utiliser l’état de nos corps pour comprendre notre genre et nous vendre des corps d’apparence « plus naturelle ». Nous avons le sentiment que nos corps l’emportent sur nos identités choisies quand nous interagissons avec les autres et que nous ne passons pas. En tant que femmes trans, de la même façons que nous expérimentons l’héritage de la subjectivité trans au sein du capitalisme, nous ressentons aussi le poids de la corporalité des femmes dans ce capitalisme qui écrase nos existences. Nous expérimentons la violence implicite de la division séxuée du travail à chaque fois que nous sommes violées et battues et méprisées et traitées comme des sex toys she-male. Pourtant, c’est dans ces expériences que nous pourrions apercevoir les possibilités de grève humaine pour les femmes trans.

Les femmes trans ont une expérience de la corporalité qui leur est propre. Alors que le capital nourrit l’espoir de continuer à se servir du corps féminin comme d’une machine prolétarienne pour reproduire de la force de travail, les corps des femmes trans ne peuvent pas produire plus de travailleurs et sont constamment vus comme a priori dénaturalisés. C’est peut-être en valorisant cette inopérabilité à reproduire, et en l’étendant délibérément à toutes les formes de travail reproductif, que nous touchons à la potentialité de la grève humaine. Les moyens de parvenir à cela sont encore à discuter, mais dans cet affront à la nature productiviste du système et aux matrices de l’hétéronormativité qui sont cruciales pour le fonctionnement du capitalisme, nous voyons le lien de parenté entre la grève humaine des femmes trans et la matérialisation d’une force queer non productive et purement négative. Il semble que la femme trans non plus n’ait pas d’avenir, et ainsi, à travers la construction de cette force négative, pourrait avoir un intérêt à tout détruire et à s’abolir elle-même au cours du processus. Dans tous les cas, nous n’avons pas les réponses qui rendront cette société inopérable, qui mettront fin la reproduction sociale de ce monde. Ceci étant, en tant que femmes trans, nous savons que n’importe quelle grève contre le capital est une grève contre les méchanismes d’oppression de genre, et que chaque coup porté aux violences genrées dont nos vies sont faites est un coup porté aux machinations du capital.

La grève de genre est la grève humaine.

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